Après la manifestation de Sainte-Soline, pour la première fois, deux personnes ont été interpellées sur la base de « produits de marquage codé », invisibles à l’œil nu et persistants sur la peau et les vêtements.
Une toute petite tache sur la main, révélée par une lampe à UV. C’est ce qui a poussé la gendarmerie à mettre deux personnes dont un journaliste en garde à vue, dimanche 26 mars. Ils étaient présents à la manifestation de la veille, le samedi, contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres).
Ils auraient été touchés pendant l’événement par une nouvelle arme du maintien de l’ordre : un produit de marquage codé (PMC). Des projectiles contenant le produit, tirées avec un fusil de type paintball, doivent permettre de marquer les manifestants à distance. Invisible à l’œil nu, inodore, le produit persiste longuement sur la peau et les vêtements.
C’est la première fois qu’en France ces PMC justifient des mises en garde à vue dans le cadre d’une manifestation. Pour la gendarmerie, ils doivent permettre de faciliter l’arrestation des militants commettant des violences. Mais leur utilisation semble pour l’instant encore expérimentale.
« De toute la manifestation, je n’ai jamais été en contact avec les forces de l’ordre, je n’arrive pas à comprendre comment j’ai été marqué », assure Clément B., qui a encore du mal à croire à ce qui lui est arrivé. Journaliste indépendant pour Le Monde ou Radio France, il était venu faire des repérages pour de futurs sujets.
Il repartait du festival de l’eau, qui se tenait à Melle (Deux-Sèvres) en parallèle de la manifestation contre les bassines, quand il a été contrôlé, le dimanche en début d’après-midi. « Ils ont fouillé la voiture, puis m’ont fait sortir et m’ont annoncé qu’ils allaient faire une “révélation de substance criminalistique” », se rappelle-t-il.
« Comme un trait de feutre sur ma main »
Une lampe à UV est passée sur ses vêtements, révèle des traces. « Ils m’ont demandé de les accompagner à la gendarmerie pour d’autres tests », poursuit-il. Dans une salle sombre, les gendarmes passent encore la lampe à UV. « J’ai vu comme un trait de feutre, sur ma main. Ils étaient tout excités, ont dit “c’est positif”. Puis des agents de l’IRCGN [Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale] sont venus faire des prélèvements. »
Le journaliste croit alors que l’affaire va s’arrêter là. Mais non, « ils m’ont notifié une garde à vue pour participation à un groupement en vue de violences volontaires contre des personnes ou de dégradation de biens. J’étais sidéré », se souvient Clément B… Il n’en est ressorti que 28 heures plus tard. « J’étais pris dans une machine qui dépassait les gendarmes eux-mêmes, tout était lunaire. »
« C’est leur nouveau joujou, ils ne vont pas vous lâcher »
Même scénario pour le surnommé Anti, qui était lui venu à Sainte-Soline en tant que manifestant. Les gendarmes lui ont paru tâtonnants. « Le premier à qui j’ai eu affaire ne semblait pas connaître la technique. Ils prenaient des instructions par téléphone », se rappelle-t-il. « Et un gendarme mobile qui nous surveillait a dit “Vous allez voir, c’est leur nouveau joujou, ils ne vont pas vous lâcher”. »
À la fin de sa garde à vue, il en a appris un peu plus : il n’a qu’une petite tache entre le pouce et l’index, et n’aurait pas été marqué par contact direct avec le produit mais par « transfert ». « L’officier de police judiciaire a dit que le produit a un temps de séchage de cinq minutes, et donc que j’aurais été en contact avec quelqu’un ou quelque chose dans ce laps de temps », explique-t-il.
« Deux personnes ont été privées de liberté pendant 24 heures parce qu’on a mis une lumière sur elles et qu’elles ont une légère trace sur la main, c’est troublant », dénonce Chloé Chalot, avocate de Clément B.
- L’utilisation des PMC n’apparaît pas dans les rapports produits par la préfecture et la gendarmerie sur l’arsenal de grenades et de LBD utilisé contre les manifestants de Sainte-Soline. © Les Soulèvements de la Terre
Sur le papier, les produits de marquage codés apparaissent comme précis et performants. Le codage rend chaque marquage unique. Ils sont déjà utilisés contre les vols et la contrefaçon, sur les objets de valeur, ou pour asperger un voleur lors d’une effraction, par exemple.
Dans le cadre du maintien de l’ordre, chaque tir étant codé différemment, il doit permettre de pouvoir établir que tel manifestant a été marqué à telle heure, à tel endroit. « L’idée est de marquer à distance des individus auteurs d’infractions lorsqu’ils ne peuvent faire l’objet d’une interpellation immédiate, […]. La traçabilité permettrait de mieux identifier les auteurs de troubles à l’ordre public et d’infractions », expliquait ainsi en 2020 Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité magistrats FO, à la commission d’enquête sur le maintien de l’ordre.
Cela permettrait ainsi de contourner les stratégies des « casseurs » pour échapper à la police qui sont « cagoulés, mettent des gants », relevait le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin sur RTL le 29 mars dernier.
Une précision remise en cause
Toute l’efficacité de cet outil est donc dans sa précision. « Ils nous ont dit que la personne visée était la personne touchée », indique Coline Bouillon, avocat d’Anti. Pourtant, cette précision est questionnée par la gendarmerie elle-même : « Dans une manifestation, une personne peut avoir été marquée par l’ADN chimique [les marqueurs peuvent être de l’ADN de synthèse] sans que l’on n’ait rien à lui reprocher. En effet, participer à une manifestation n’est pas illégal, c’est une liberté fondamentale », déclarait le directeur général de la gendarmerie nationale, le général Christian Rodriguez, à la même commission d’enquête.
Le cas de Sainte-Soline interroge d’ailleurs concrètement : comment cela se fait-il que seulement deux personnes aient été interpellées, avec des traces aussi petites, alors que le produit peut traverser les vêtements et que beaucoup de manifestants ont pu être potentiellement marqués ? « Ils ont pourtant contrôlé beaucoup de gens », dit l’avocate Chloé Chalot.
- Malgré tous les contrôles menés, les gendarmes ne sont pour l’instant parvenus à retrouver des traces de leurs produits marquants que sur deux personnes. © Les Soulèvements de la Terre
Des limites, qui peut-être expliquent que le développement de cette arme n’a pas été si rapide que prévu. Son utilisation avait été annoncée comme imminente en mars 2019, par Édouard Philippe, au moment des manifestations des Gilets Jaunes. Puis plus de nouvelles jusqu’en… août 2021, deux ans et demi plus tard.
En réponse à un parlementaire, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin nous apprenait que « sous la forme de spray, les produits de marquage codés (PMC) sont toujours en cours d’expérimentation […] dans le cadre du maintien de l’ordre, afin de caractériser jusqu’à 10 mètres la participation d’individus à des actions violentes […]. L’utilisation des lanceurs de type paintball est aussi suivie avec intérêt. »
Silence juridique
Plusieurs photographes, dont les clichés ont été regroupés par le collectif Désarmons-les, avaient repéré un premier usage en manifestation, à Sainte-Soline, déjà, contre les mégabassines, en mars 2022. Plus précisément, il notait sur plusieurs photos des gendarmes utilisant un lanceur paintball de couleur jaune.
« Une couleur qui montre qu’il était encore en phase expérimentale », affirme Ian B., de Désarmons-les. Cette fois-ci, pour la manifestation de mars 2023, le lanceur était en noir. « Cela voudrait dire qu’il a passé le cap de l’homologation », suppose-t-il. Reporterre a tenté de confirmer ces différentes informations. « On ne fait pas de communication sur le sujet », a répondu la gendarmerie.
L’utilisation de ces PMC à Sainte-Soline est passée sous silence y compris dans les deux rapports sur les opérations du 25 mars 2023, tant celui de la préfecture des Deux-Sèvres que celui de la gendarmerie nationale, qui pourtant fait l’inventaire des armes utilisées sur place.
« On n’a aucune connaissance du cadre légal d’usage de cette arme »
La discrétion est de mise, y compris sur le plan juridique. « On n’a aucune connaissance du cadre légal d’usage de cette arme », déplore l’avocate Chloé Chalot. « On n’a pas trouvé d’arrêté, de règlement, indiquant comment elle peut être utilisée. »
Pourtant, pour les manifestants de Sainte-Soline, le risque court toujours. D’après les gendarmes, le produit persiste plusieurs semaines sur la peau. Pour trouver d’autres personnes marquées, « est-ce qu’ils vont chercher à les convoquer, ou débarquer à six heures du matin chez elles pour les emmener en garde à vue ? », s’inquiète Coline Bouillon. « Ce serait encore une atteinte grave aux libertés individuelles. »