Mokhtar, un ancien agriculteur, qui a aussi travaillé dans la zone industrielle, est allongé dans son lit, malade. Il s’énerve en parlant des récoltes, très mauvaises depuis plusieurs années. “Dans les champs qui se trouvaient avant ici dans la palmeraie, il y avait beaucoup de tomates, de piments, d’oignons, raconte-t-il. J’ai encore un bon de livraison qui date des années soixante : on avait livré 10 tonnes de tomates. Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien, peste le vieil homme.
Le groupe chimique nous a attaqué physiquement, matériellement, et il a même attaqué notre terre.”
Depuis l’île touristique de Djerba, il faut rouler quelques heures avant d’arriver à Gabès, une ville portuaire du sud de la Tunisie, aux portes du désert, à 200 km de la frontière libyenne. La promesse est belle. Gabès abrite une oasis de 7.000 hectares, la seule oasis maritime au monde. Pourtant, une fois à l’entrée de la ville, on est loin d’un décor de carte postale. D’immenses cheminées se dressent au bord de la Méditerranée, crachant d’épaisses fumées orange, grises et blanches. En arpentant les rues, c’est d’abord l’odeur qui vous heurte. Un mélange asphyxiant de soufre et d’ammoniac
La cité a changé de visage au début des années 1970, quand l’État présidé par Habib Bourguiba a décidé que ce port du Sud deviendrait la capitale de l’activité phosphate. Une ressource naturelle précieuse pour les finances du pays, extraite plus à l’ouest, dans le bassin minier de Gafsa. Depuis 50 ans, le minerai noir, nécessaire à la fabrication d’engrais, est acheminé en train ou en camion vers le Groupe chimique tunisien (GCT) construit au bord du golfe de Gabès. L’entreprise nationale lave et traite le phosphate, y ajoute du soufre, pour fabriquer l’acide phosphorique qui sera exporté par cargo un peu partout dans le monde.
Des millions de tonnes de déchets en mer
Cette opération n’est pourtant pas sans conséquence : la fabrication d’une tonne d’acide phosphorique engendre cinq tonnes de déchets. Ce sont des boues, saturées en métaux lourds, naturellement radioactives, dont il faut se débarrasser. Or, à Gabès, ces déchets, appelés « phosphogypse », sont directement jetés dans la mer Méditerranée. Les quantités sont astronomiques : entre 10.000 et 15.000 tonnes de rejets par jour, soit environ cinq millions de tonnes par an.
Lorsqu’on longe l’immense plage de Chatt Essalem qui mène du port de pêche au complexe chimique, on découvre un paysage apocalyptique. La Méditerranée a une couleur mercure, oscillant entre le brun et le gris. Nous ne marchons pas sur du sable, mais sur des couches de phosphogypse qui se sont accumulées au fil des décennies. La plage noire est parsemée par endroits de billes jaunes, presque fluorescentes. Il s’agit de rejets de soufre, un minéral insoluble.
Tortues mortes et métaux lourds
Un peu plus près du complexe industriel, et de ses 60 usines, le spectacle est macabre. Plusieurs dizaines de cadavres de tortues marines gisent sur le sable. Vu l’état de décomposition, les animaux se sont échoués récemment. “On appelle cet endroit le cimetière des tortues”, se désole notre accompagnateur, Khayreddine Debaya, l’un des coordonnateurs du mouvement tunisien Stop Pollution. Il est cependant impossible d’affirmer que la mort de ces animaux est liée aux rejets de phosphogypse dans la mer. En effet, si un agent du ministère de la Recherche en Tunisie est chargé de pratiquer régulièrement des autopsies et de prélever des échantillons sur les cadavres, les conclusions des expertises ne sont pas rendues publiques.
Le site d’investigation Vakita, avec qui nous avons collaboré, et qui a déjà consacré une grande enquête sur la pollution liée aux engrais fabriqués à Gabès, a fait analyser les taux de métaux lourds présents dans le phosphogypse rejeté par le Groupe chimique tunisien. Vakita a comparé ces taux aux normes tolérées dans l’eau au Canada. Des normes que le média en ligne juge plus exhaustives et plus poussées que les celles en vigueur en Europe. Les résultats sont sans appel. Au niveau de l’émissaire, sur la plage de Chatt Essalem, le taux de cadmium – un des métaux lourds les plus cancérogènes – est presque 900 fois supérieur au seuil maximal fixé par les autorités canadiennes. À trois kilomètres de là, dans la zone de pêche, il est encore 10 fois supérieur. Dans les échantillons de phosphogypse, on trouve aussi du zinc (85 fois au-dessus du seuil d’alerte) et de l’arsenic en grande quantité (112 fois au-dessus la norme).
L’État tunisien est conscient du problème. Il a interdit la pêche autour du complexe chimique de Gabès. Et cela fait presque 45 ans que personne ne se serait baigné sur cette plage de Chatt Essalem, selon Khayreddine Debaya. “Le pH de la mer est très acide, explique-t-il. C’est dangereux de rester ici, vous pouvez avoir des problèmes de peau instantanément.”
La pêche : une activité à la dérive
Jadis, le golfe de Gabès était pourtant connu pour la richesse de son écosystème marin, la variété de ses algues et de ses poissons. “On a perdu 93 % de notre biodiversité depuis les années 70, affirme le coordonnateur de Stop Pollution. Il ne reste que 7% des algues qui existaient avant et on est passé de 300 variétés de poissons à moins de 20.”
Au port de pêche, un bateau accoste. La marée n’a pas été fructueuse. Dans les casiers, il n’y a que des crabes bleus. Pour Salah Ghouma, qui préside la Chambre régionale de pêche, l’activité phosphate de Gabès est en train de tuer la profession. “Avant, les pêcheurs venaient de toute la Tunisie pour pêcher la crevette, raconte-t-il. Tout ça, c’est fini, parce qu’ici, il n’y a plus ni crevettes, ni poulpes, ni seiches.”
Dans les années 60, Gabès comptait environ 3.000 pêcheurs, contre 1.300 aujourd’hui. Ceux qui possédaient de petites embarcations ont abandonné le métier, car, pour trouver du poisson, il faut s’éloigner du rivage un peu plus chaque année. “Avant, je faisais entre 45 minutes et une heure de bateau pour aller pêcher, mais maintenant on doit faire des trajets de sept ou huit heures pour trouver quelque chose !”, tempête Salah Ghouma.
Enfants intoxiqués
Dans un café du quartier qui jouxte la zone industrielle, des hommes discutent et s’emportent. Si le complexe chimique emploie 2.000 personnes et permet de nourrir autant de familles, les habitants estiment aussi qu’il les tue à petit feu. Le 13 octobre 2023, des écoliers ont été évacués de leurs classes suite à une fuite de gaz émanant d’une des usines. Une dizaine d’enfants ont été transportés en urgence à l’hôpital.
Cet incident n’est pas le premier. Et dans les ruelles de Chatt Essalem, de nombreux Gabésiens nous font part de problèmes respiratoires dus notamment, selon eux, aux fréquents “dégazages” des usines pendant la nuit. Parmi eux, Najia qui vit avec sa fille Fatma de 35 ans dans une modeste maison du quartier. Les deux femmes ont emménagé là il y a 12 ans, car les loyers y sont moins élevés. “C’est vite devenu un cauchemar, raconte la mère de famille, assise à même le sol dans l’unique pièce de l’habitation. Je suis devenue asthmatique. Les médecins nous ont dit que c’était à cause de la pollution du groupe chimique, surtout quand les usines lâchent leurs produits pendant la nuit. Même si on ferme les fenêtres en hiver, l’odeur rentre et on se réveille dans un état critique. On a envie d’enlever nos vêtements tellement il devient difficile de respirer. Et pendant l’été, alors qu’on dort dehors, je me réveille souvent pour vomir à cause des gaz.”
Même si Najia emmène dès qu’elle le peut sa fille Fatma en bord de mer, loin de Chett Essalem, cette dernière est également souffrante. Elle passe la plupart de ses journées alitée, à côté d’un petit ventilateur, respirant avec grande difficulté. Le simple fait de parler constitue pour elle un effort. La jeune femme tient tout de même à nous raconter son calvaire : “J’ai des douleurs cardiaques. C’est comme si quelque chose m’oppressait la poitrine, murmure-t-elle. Quand les usines lâchent le gaz, j’appelle ma mère au secours, car je n’arrive même pas à me mettre debout.”
Une catastrophe sanitaire
“Gabès, c’est l’endroit de Tunisie où vous trouverez le plus de cas de cancers”, lance de son côté Toufik, qui habite le quartier de Chatt Essalem depuis des décennies. Beaucoup d’enfants naissent handicapés. De nombreuses femmes font des fausses couches. Quand elles vont chez le médecin, on leur dit que c’est à cause de la pollution”, assure-t-il. Des fausses couches à répétition, il y en aurait aussi chez les animaux. Un habitant nous entraîne dans la palmeraie où se trouve son étable et ses bovins. Les cheminées qui crachent leurs fumées sont à moins de 200 mètres à vol d’oiseau. L’homme nous explique être obligé de donner un traitement médicamenteux à ses vaches pour qu’elles puissent mener leurs grossesses à terme. “Tout ça coûte beaucoup d’argent”, se désole-t-il.
Près du complexe chimique, beaucoup de riverains souffrent aussi d’ostéoporose. Une pathologie qui, selon les médecins que nous avons rencontrés, pourrait être directement liée aux rejets d’acide phosphorique. Mais comment prouver que toutes ces maladies sont liées à la pollution ? Pour l’instant, c’est impossible, regrette la généticienne Annie Lévy-Mozziconacci. Cette médecin à l’hôpital public de Marseille, qui a grandi en Tunisie, tente de monter un partenariat avec ses confrères gabésiens pour mettre en place un registre local des cancers et des malformations. Car sans données statistiques, il est impossible de démontrer que l’activité des usines est la cause de cette catastrophe sanitaire. “Lorsque mes collègues médecins font remonter au ministère le fait qu’ils voient énormément de cas de cancers, on leur répond que cela peut venir du tabac, car les habitants de Gabès fument beaucoup…”, raconte-t-elle, amère.
La flore semble aussi pâtir de ces rejets toxiques. Dans la palmeraie de Chatt Essalem, qui abrite des jardins partagés, les feuilles et le raisin sont recouverts de poussières amenées là par le vent. Beaucoup de plantes sont grillées, sans doute par manque d’eau. Les habitants accusent le groupe chimique d’avoir épuisé les nappes phréatiques de l’oasis, car le traitement du phosphate brut réclame énormément d’eau.
Mokhtar, un ancien agriculteur, qui a aussi travaillé dans la zone industrielle, est allongé dans son lit, malade. Il s’énerve en parlant des récoltes, très mauvaises depuis plusieurs années. “Dans les champs qui se trouvaient avant ici dans la palmeraie, il y avait beaucoup de tomates, de piments, d’oignons, raconte-t-il. J’ai encore un bon de livraison qui date des années soixante : on avait livré 10 tonnes de tomates. Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien, peste le vieil homme. Le groupe chimique nous a attaqué physiquement, matériellement, et il a même attaqué notre terre.”
Mokhtar évoque aussi avec nostalgie l’époque où la plage de Chatt Essalem était noire de monde, où les touristes venaient du monde entier, se promenaient en calèche au bord de la Méditerranée, appareil photo en main. Aujourd’hui, les hôtels fastueux sont déserts, comme si le temps s’était arrêté, et l’oasis maritime, pourtant unique au monde, ne fait plus partie des circuits touristiques proposés en Tunisie.
De l’engrais utilisé en France
L’engrais phosphaté fabriqué par le groupe chimique de Gabès est exporté dans l’hexagone. Comme l’ont révélé nos collègues de Vakita, l’entreprise tunisienne s’est spécialisée dans la fabrication du DAP 18-46, l’un des intrants agricoles les plus utilisés en France, généralement vendu chez des grossistes. Au printemps, il constitue un accélérateur de croissance pour les cultures de céréales, de pommes de terre ou encore de betteraves.
Une entreprise française a aussi des intérêts économiques directs au sein du complexe industriel de Gabès. Le groupe Roullier, via sa filiale Phosphea, y a installé deux usines. Il achète directement de l’acide phosphorique au Groupe chimique tunisien et l’utilise pour fabriquer sur place ce que Phosphea appelle des “solutions nutritionnelles à base de macro-minéraux”. Ces compléments alimentaires, sous forme de petites billes blanches, sont utilisés dans les élevages de poulets, de vaches, de porcs, et même de crevettes. Le phosphore permet aux animaux de grandir plus vite, de produire plus de lait ou de mieux se reproduire…
Une responsabilité indirecte du groupe Roullier ?
Si à l’origine, Roullier est un groupe familial de Saint-Malo, il est devenu un géant mondial de la nutrition animale et végétale. En 2022, il a réalisé un chiffre d’affaires record de quatre milliards d’euros (contre un peu plus de deux milliards en 2019). 70% de ce chiffre d’affaires est réalisé à l’international. En 2023, la famille Roullier s’est hissée au 47e rang des plus grandes fortunes françaises, selon le classement réalisé par le magazine Challenges.
Le groupe breton est ambitieux. Dans une interview accordée en 2010 au site “Economiematin”, le patriarche et fondateur de l’entreprise, Daniel Roullier, assurait que les compléments alimentaires pour l’élevage et les fertilisants pour le sol contribueraient à nourrir correctement neuf milliards de personnes sur la planète en 2050. Interrogé alors sur l’épuisement des ressources et des gisements à moyen terme, il indiquait être “optimiste et enthousiaste”. Le ton a quelque peu changé depuis. Le groupe Roullier et sa branche Phosphea semblent vouloir “verdir” leur image, en axant leur communication sur la préservation de la biodiversité et le respect de l’environnement.
Pour savoir ce que pense Roullier de la catastrophe engendrée par l’activité du phosphate à Gabès, nous avons rencontré des cadres du groupe à l’occasion du Space, le salon international de l’élevage qui s’est tenu en septembre 2023 à Rennes. Sur le stand Phosphea, Mohamed Fawzy, le responsable du développement technique de l’entreprise française en Afrique nous a confié se rendre régulièrement dans les usines tunisiennes, “à peu près une fois par an”. Mais lorsque nous lui demandons s’il a vu, comme nous, le paysage de désolation aux abords du complexe industriel et les rejets constants, par milliers de tonnes, dans la Méditerranée, il nous répond : “Je suis responsable de la partie commercialisation. Il faudrait vous adresser à quelqu’un d’autre.”
Le président du directoire de Roullier, Jérémie Lecha, n’a pas donné suite à nos sollicitations. Pour toute réponse, nous avons reçu un courriel de Phosphea, qui se défend de polluer en Tunisie. “Si la question du phosphogypse est un véritable problème environnemental à Gabès, nous tenons à préciser que nous ne produisons, ni n’utilisons, ni ne stockons de phosphogypse”, nous a écrit le service communication.
Si, en effet, Phosphea ne produit pas de phosphogypse, l’entreprise achète tout de même la matière première dont elle a besoin au Groupe chimique tunisien qui rejette près de cinq millions de tonnes de déchets toxiques chaque année dans la mer. Pour Allan Henry, journaliste à Vakita, la question de la responsabilité indirecte du groupe Roullier dans la catastrophe environnementale peut donc être posée : “Ils achètent l’acide phosphorique à une entreprise située à 200 mètres de leurs usines, dans le cadre d’un partenariat qu’eux-mêmes qualifient d »historique’.”
La France félicite Roullier
Les autorités françaises sont informées de l’impact de cette activité phosphate à Gabès. Mais pas question pour elles de jeter la pierre au groupe Roullier. En 2022, l’ambassadeur de France en Tunisie, André Parant, a visité les usines gabésiennes de Phosphea. L’ambassade a ensuite posté des photos sur les réseaux sociaux, agrémentées de commentaires vantant les excellents chiffres du groupe français en Tunisie et les investissements réalisés sur place. Mais aucune de ces photos ne montrait le paysage quasi apocalyptique qui entoure le groupe chimique. L’ambassadeur n’a-t-il pas vu les rejets de phosphogypse ? Il nous a répondu que ses fonctions ont cessé au cours de l’été 2023. “Je ne suis plus ambassadeur depuis le 31 juillet, écrit-il. Je me suis fixé comme règle, par égard pour mon successeur, de ne pas m’exprimer sur la Tunisie.”
Le ministre français de l’Agriculture, Marc Fesneau, a, quant à lui, été à de nombreuses reprises interpellé sur le sujet par nos confrères de Vakita. Va-t-il agir ? Et si oui comment ? Sollicité depuis par la cellule investigation de Radio France, le ministre nous a affirmé qu’il allait “regarder cela avec [ses] partenaires tunisiens afin d’apporter une réponse dans les prochaines semaines”. Plusieurs semaines, depuis, se sont écoulées, nous avons relancé son cabinet. Sans succès.
Quant à l’Union européenne, elle a débloqué il y a quelques années une enveloppe de cinq millions d’euros pour mener des études sur l’impact de la pollution du golfe de Gabès et pour aider les autorités locales à sortir de cette crise environnementale. Un plan d’aide qui n’a pas vraiment été suivi d’effet. En dépit de la colère d’une partie de la population de Gabès, en juin 2023, le président tunisien Kaïs Saïed, quant à lui, a indiqué qu’il voulait aller encore plus loin dans l’extraction et la transformation du minerai. Une ressource capitale pour ce pays en crise.
SOURCE: cellule d’investigation de Radio France